Les Mystères de Paris S2E01 : Meurtre Sanglant à Notre-Dame des Champs


Meurtre Sanglant à Notre-Dame des Champs

On est le 3 Juillet. Il est 01h17 du matin. La fatigue qu'ils pouvaient ressentir d'avoir été réveillés en pleine nuit s'est estompée d'un seul coup. La vue du cadavre d'Ernest Beaucent a fait l'effet d'une gifle.

- On peut s'approcher ? demande Jipé.
- Encore quelques minutes. Les équipes légistes ont quelques dernières mesures à effectuer répond le capitaine Vairon.
- L'entrée s'est faite par effraction ?
- Oui. Force brute, sans doute un coup d'épaule.

Ils examinent la porte.

- "C'est pas de la porte en carton, quand même", s'exclame Philippe.
- En effet. Ca nous donne un profil de l'assaillant.
- Les voisins ont entendu l'effraction demande Damien.
- Certains, oui. Mais on devra recouper les enquêtes de voisinage demain pour obtenir quelque chose de plus précis.
- On peut compter sur votre soutien sur ce dossier ? demande Jipé.
- Ce sera plutôt l'inverse, je pense. Vu la nature du crime et vos ressources, je vais rester en première ligne sur ce dossier avec votre soutien. Pour le moment, on traite ça comme un homicide isolé, donc réunions d'avancement tous les deux jours cette semaine, à espacer à une fois par semaine à partir de la semaine prochaine. Qui sera l'interlocuteur privilégié à la DSPJ ?
- Sans doute moi, répond Jipé en regardant ses collègues qui acquiescent.

A ce moment là, le responsable de l'équipe de légistes, Dimitri Lemaitre, s'approche en enlevant ses gants.

- On boucle de notre côté. On évacue le corps. L'autopsie sera classée prioritaire, vous aurez un premier rapport sans doute après demain.

Il regarde sa montre.

- Pardon, demain, vu l'heure.
- Le 4 Juillet donc, demande Philippe, toujours aussi procédurier.
- Voilà.
- Quelle heure ?
- Je ne peux pas encore m'engager. Mais on va faire ça au plus vite. Je vais vous demander de mettre gants et chaussons si vous voulez faire une première inspection des lieux. On a pas pu tout sécuriser pour le moment.
- Bien sûr, répond Jipé. Dites-moi, la trace d'animal dans la flaque de sang, une idée de ce que c'est ?
- Il faudra confirmer ça de manière plus formelle, mais ça présente les marques superficielles qui identifieraient une patte de loup.
- C'est pas un peu gros ?
- Si. Si la trace de la patte est proportionnelle à la taille de l'animal au garrot, on aurait affaire à un loup de la taille d'un poney...
- C'est une des raisons qui a fait qu'on vous a appelés, ajoute le Capitaine Vairon.

Les trois officiers du 13 enfilent donc leurs protections, Philippe superposant d'ailleurs deux paires de gants pour ne pas risquer la moindre contamination. Il va inspecter la chambre et le bureau de la victime pendant que Damien se concentre sur la scène du crime et la bibliothèque qui s'y trouve. Jean-Pierre, lui, examine l'entrée et le couloir reliant les différentes pièces où se trouve un guéridon sur lequel des papiers ont été posés près d'un vieux téléphone à cadrans en bakélite.

Damien scrute l'imposante bibliothèque de Beaucent. Il remarque immédiatement deux choses : d'une part, elle est parfaitement organisée, même si c'est selon une clé qui ne lui apparait pas immédiatement. Seule une section semble moins bien rangée.

Cette section se distingue également par son thème : l'ensemble de la bibliothèque semble consacrée à la littérature du XXè siècle. Il y a là les oeuvres ainsi que de nombreux ouvrages d'analyse. Mais la section distincte ne comporte qu'une quinzaine de livres, tous anciens ou reproductions d'anciens. Et la plupart de ces ouvrages sont des éditions différentes du Roman de Renart. Plusieurs ouvrages sont constellés de post-its sur lesquels sont inscrits des commentaires souvent cryptiques.

Jipé commence lui par inspecter la pile de courrier posée sur le guéridon, non loin du téléphone. Il y  trouve plusieurs dépliants de sociétés de sécurité ainsi qu'une proposition commerciale d'une de ses sociétés pour un blindage de porte et la mise en place d'un système de surveillance de l'appartement d'Ernest Beaucent.

Philippe fouille la chambre tout d'abord. Il ne trouve pas grand chose qui lui semble pertinent. Il y a là une petite étagère avec ce qui ressemble à des polycopiés de cours d'université. L'intitulé qui revient le plus souvent est "littérature comparée du XXè siècle". Beaucent enseigne visiblement cette spécialité à la Sorbonne dans le Ve arrondissement. Dans le bureau, il constate qu'il n'y a pas d'ordinateur, uniquement des liasses de papier recouvertes d'une fine écriture assez élégante. En déplaçant prudemment les piles pour les examiner, il tombe sur un feuillet imprimé mais annoté à la main. Un nom attire son attention.

- Eh, les gars, Ysengrin c'est pas un nom de loup, ça ?
- Si, répond Damien. C'est le loup dans le Roman de Renart.
- J'ai peut-être trouvé quelque chose d'important...
- Y a des chances, vu le contenu de la bibliothèque.

Il vient leur montrer le texte qu'il a trouvé. Tous les trois le lisent avec attention et examinent les annotations.
- On discutera de tout ça plus tard, dit Jipé. En attendant, finissons d'inspecter les lieux.

Jipé retourne vers le guéridon de l'entrée et  cherche un carnet d'adresses. Il finit par trouver un petit calepin papier avec des noms et des numéros de téléphone. Il cherche les noms trouvés dans le conte découvert par Philippe, et identifie un Jules-Etienne Brichemer, et une adresse dans le XVIè arrondissement.

Philippe quant à lui termine l'inspection du bureau. Il remarque une corbeille à papier, qu'il vide de son contenu. Parmi des papiers sans importance, il trouve un billet de train, un Aller et Retour pour Rouen sur la journée du 27 Juin. Il le photographie et le met de côté.

Après une brève discussion avec Laurène Vairon, les enquêteurs du 13 quittent les lieux, non sans avoir convenu de se voir le 6 pour faire un point sur l'affaire dans les locaux du commissariat de Notre Dame des Champs.

***

Le lendemain matin, autour de la vieille table de la Bibliothèque du 13, il y a deux nouvelles têtes.

- Messieurs, dit Corbeau, toujours tiré à quatre épingles, j'ai la joie de vous présenter deux nouveaux collègues qui nous rejoignent aujourd'hui : Alexandra nous vient de la PJ, et Renaud du GIPN. Je vous propose sans plus attendre d'attaquer sur les dossiers en cours, rien de mieux pour se mettre dans le bain ! Vous avez été appelés cette nuit, si je ne me trompe ?
- En effet, répond Jean-Pierre. Appelé par le commissariat de Notre-Dame des Champs dans le VIè. Meurtre avec effraction.
- Et qu'est-ce qui nous vaut les sollicitations de nos collègues de la PJ ?
- Un cadavre dont le haut du torse et la tête ont été dévorés (et avalés) par ce qu'on suppose être un loup de la taille d'un poney. Au quatrième étage d'un immeuble d'habitation sans histoire de la rue Madame répond Damien.
- Et accessoirement, la victime ne nous est pas inconnue, renchérit Jean-Pierre. Nous avons entendu parler d'un Beaucent dans le récit que nous a fait le fantôme de Trompe-la-Mort il y a quelques semaines. Probablement une créature du demi-monde.
- Le nom me dit vaguement quelque chose, en effet... dit Corbeau d'un air songeur.

Jipé, aidé par Damien et Philippe entreprend de partager tout ce qu'ils ont découvert pendant la nuit, et partage "Le Festin d'Ysengrin" avec Corbeau et les deux nouveaux.

- Qui prend l'enquête en charge ?
- Ce sera moi, répond Jipé.
- Très bien. Les premières actions à entreprendre ?
- On a rendez-vous demain matin au commissariat avec le Capitaine Vairon. Vu la nature de l'affaire, elle préfère qu'on soit en soutien plutôt qu'en première ligne.
- Indéniablement. Un meurtre de cette nature ne restera pas discret longtemps. Il va falloir gérer les relations publiques, et tant qu'à faire, autant que ce soit eux et pas nous. Et du coup en attendant ?
- Beaucent était semble-t'il professeur de littérature comparée à la Sorbonne. On va aller jeter un oeil par là-bas. D'autre part dans "Le Festin d'Ysengrin" le nom de Brichemer est mentionné. On a retrouvé un carnet d'adresse avec un Jules-Etienne Brichemer. On va lui rendre visite.
- Moi, je vais passer à l'état-civil pour creuser sur Beaucent. J'ai jeté un coup d'oeil sur les bases de données ce matin, et il y a quand même un truc bizarre : il est né en 1965 dans un bled de Sologne, mais si Trompe la Mort l'a vu en 1944 à Paris, ça ne colle pas. Sauf si c'est le fils de l'autre.
- Très bien. Venez me voir s'il y a une urgence. Sinon vous me faites un point la semaine prochaine.

Corbeau sort un fin dossier papier de son grand cahier de notes, et se tourne vers Alexandra et Renaud.

- Au 13, comme vous l'aurez sans doute compris, on est peu nombreux et on travaille sur des dossiers extrêmement divers, donc n'hésitez pas à apporter votre expérience à Jipé sur cette affaire de Meurtre. Je pense d'ailleurs qu'un peu de jus de cerveau sur cet étrange lai du roman de Renart pourrait apporter des pistes. Mais je veux également que vous vous lanciez avec une affaire à vous. Il se trouve qu'on a reçu dans la nuit un signalement du commissariat de Bonne Nouvelle. Ils nous indiquent juste avoir capturé sur une caméra de vidéo-surveillance un élément sur lequel ils souhaiteraient notre avis éclairé. Lequel de vous deux souhaite prendre la responsabilité de cette affaire si c'en est une ?
- Je prends, dis Alexandra avant que Renaud ne puisse ouvrir la bouche.
- Je vous laisse, j'ai une réunion avec le chef de cabinet du préfet sur les allocations budgétaires de l'an prochain, conclut Corbeau.

Les cinq agents du 13 restent quelques minutes supplémentaires à discuter du Festin d'Ysengrin, et essayer de comprendre comment cela peut les éclairer sur le meurtre de la nuit passée.

- Si je comprends bien l'histoire, dit Renaud, Ysengrin invite ses potes à manger chez lui alors qu'il les aime pas trop, surtout Renart. Il leur fait à bouffer, et à la fin de la fête ils se rendent compte qu'il a disparu.
- En un mot comme en cent, répond Jipé. Mais c'est peut-être un peu plus compliqué que ça. Le repas n'est pas bon, et il y met "une part de lui". Qu'est-ce que ça veut dire ?
- Hersent, c'est sa meuf, c'est ça ? demande Alexandra.
- Euh, oui.
- C'est elle qu'il a cuisinée. Il leur a donné à manger sa femme. Pour se venger parce qu'elle l'a trompé avec Goupil.
- Ou alors c'est elle qui se venge parce que les autres ont mangé Ysengrin ? demande Damien songeur.
- Tu veux dire là, hier soir ? dit Jipé.
- Ca n'est qu'une hypothèse, mais on ne sait pas si on avait affaire à un loup ou une louve hier soir...
- A ce propos, demande Renaud un peu gêné. Vous avez tous l'air de prendre les choses comme si tout ça était normal. Et je comprends, vous avez du voir bien plus de choses bizarres que moi. Mais, les loups-garous, ça existe vraiment ?

Les trois "anciens" rigolent gentiment.

- On en sait rien en fait, dit Philippe. La "science" magique est inexistante ou presque. Bon, la Bibliothèque est un peu plus garnie que quand on est arrivés ici, mais ça fait que quelques semaines et on a pas trop eu le temps d'étudier les nouveaux ouvrages qu'on a récupérés. Est-ce qu'il y a un bestiaire là-dedans ? Je ne crois pas, mais ça doit exister. Mais même si ça existe, est-ce que le type qui l'a écrit est fiable ?
- Ce que Philippe veut dire c'est qu'on est pas blasés, on a juste pas grand chose à se mettre sous la dent. En bref, on apprend en avançant. Donc en réponse à ta question, les loups-garous existent peut-être, et s'ils existent le meurtre de la nuit dernière est peut-être le fait d'un loup-garou. Mais comme on a aucune certitude, on fait notre boulot de flics, et on se pose les questions existentielles après.
- OK. Au moins c'est clair.

Ils se lèvent et s'apprêtent à partir chacun de leur côté quand Alexandra lève la main.

- Juste un autre question : et les vampires ?

***

Renaud et Alexandra arrivent au commissariat de Bonne Nouvelle en fin de matinée. Ils demandent à voir le Lieutenant Lucie Ménard qui a fait la requête d'assistance. Le préposé à l'accueil ne sait visiblement pas ce qu'est la DSPJ mais appelle néanmoins le lieutenant.

Elle les escorte dans une salle de réunion où se trouve un écran vidéo.

- Je voulais vous montrer une capture de vidéo-caméra faite hier soir vers 1h30 du matin. Nous n'aurions eu aucune raison d'aller chercher cette vidéo, mais une alarme de voiture s'est déclenchée rue des Francs-Bourgeois. Ça a réveillé un résident qui a vu un corps étendu sur le pare-brise d'un véhicule et nous a appelé. Quand la patrouille est arrivée sur les lieux, il n'y avait plus personne. On a donc récupéré la capture vidéo.

Elle appuie sur un bouton sur son clavier et la vidéo se met en marche.

On aperçoit une scène de rue en pleine nuit. Tout semble calme, mais on distingue vaguement une silhouette qui semble cachée derrière une voiture. Une silhouette d'assez grande taille s'avance. Ça semble être une femme. Quand elle arrive à la hauteur de la silhouette cachée, celle-ci bondit avec un objet à la main qui pourrait être un couteau ou une matraque. La femme sursaute, et presque comme si c'était un réflexe, assène une gifle à l'homme. Il faut un vol plané jusqu'à l'autre côté de la rue et s'écrase sur une voiture. La femme part en courant.

Le lieutenant Ménard appuie de nouveau sur un bouton.

- Je vous épargne les 5 minutes ou rien ne bouge.

Elle accélère la vidéo puis montre une dernière scène où l'homme étendu sur le pare-brise de la voiture se relève et s'enfuit en titubant.

- Je me suis dit que c'était sans doute de votre ressort, dit Ménard.
- Pas impossible, dit Renaud.
- Vous pouvez me dire ce qu'on voit, là ?
- On voit une femme qui frappe un homme un peu violemment, répond-il en souriant. Plus sérieusement, je ne peux pas vous répondre. Tant qu'on aura pas creusé, on ne saura pas.
- Et puis la priorité, reprend Alexandra, c'est surtout de savoir ce qu'il foutait là, lui. Après-tout, elle c'est la victime. La priorité c'est de le retrouver lui.
- Vous avez le reste des enregistrements, demande Renaud ?
- C'est chez notre prestataire, Parisûr. Je vous mets en relation avec le technicien qui m'a fait parvenir ces enregistrements ? Je pense que vous devez pouvoir gérer directement avec lui ?
- Pas de souci. Vous nous transférez le dossier dans le système ?
- Parfait. Ça m'arrange, on est débordés.
- On vous tiendra au courant des résultats, et si on a des questions, on sait qui appeler. Enchanté d'avoir fait votre connaissance.
- On peut se tutoyer.

Ils se serrent la main, et aussitôt sortis du commissariat Renaud appelle le technicien de Parisûr. Celui-ci leur répond qu'il a un créneau libre d'ici une heure s'ils peuvent passer dans les locaux de la société pour visionner les vidéos.

Une heure plus tard, ils sont assis dans une salle high-tech bien plus impressionnante que ce dont la police dispose au quotidien. Il y a des écrans partout, plusieurs ordinateurs, claviers et consoles de visionnage. Le technicien en question, Serge Fantino leur explique comment les captations sont faites. Alexandra demande s'il y a moyen de voir d'où l'agresseur est venu et où il va ?

Le technicien tripote ses instruments et parvient à "remonter" les vidéos de surveillance jusqu'à retracer le parcours de l'assaillant. Il est sorti du métro Bonne Nouvelle vers 23h20, et l'éclairage à cet endroit là est bon, donc le portrait de l'homme est assez net : un jeune homme blond, assez grand. Il porte des grosses chaussures montantes et un blouson bouffant. Il y a un écusson sur le blouson, mais la caméra ne distingue pas ce qu'il représente. Après, l'homme erre dans les rues du quartier. Il passe de longs moments appuyé contre des murs, regardant les passants lui passer devant. A plusieurs reprises, il se redresse, comme s'il avait soudain pris la décision de faire quelque chose, puis se radosse lentement contre le mure. Pendant tout ce temps il garde la main droite dans la poche de son blouson. Finalement, vers 1h15 du matin, il se cache derrière une voiture rue des Francs-Bourgeois.

Pendant le déroulé de cette traque vidéo, Renaud a pris des notes sur les endroits où l'homme semble avoir touché des surfaces de ses mains nues (lampadaires, murs, pare-chocs de voiture, etc. Il demande ensuite si on peut faire la même démarche pour la "victime". Les choses s'avèrent plus simple : la femme est sortie de la Synagogue de la rue Pavée vers 1h20 puis a descendu la rue des Francs-Bourgeois vers l'hôtel de ville jusqu'à sa rencontre avec l'agresseur. Ensuite, elle a couru jusqu'à un immeuble rue d'Aboukir tout en regardant régulièrement autour d'elle.

- On a ce qu'on voulait. Merci, Serge, dit Alexandra en serrant vigoureusement la main du technicien.

***

Pendant que Philippe va à l'Etat-Civil, Damien et Jipé téléphonent au numéro indiqué pour Brichemer dans le calepin de Beaucent.

- Allô oui, dit une voix masculine un peu ampoulée.
- Bonjour, nous souhaiterions parler à Monsieur Brichemer.
- De quoi s'agit-il ?
- Nous sommes des officiers de la Direction Spéciale de la Police Judiciaire. Nous souhaiterions nous entretenir avec Monsieur Brichemer.
- Et c'est à quel sujet ?
- Au sujet de son ami Ernest Beaucent.
- Un instant Monsieur. Je vais voir si Monsieur est disponible.
- ...
- Monsieur propose que vous passiez le voir ce soir vers 18h45. Cela vous serait il possible ?
- Euh, oui, on va faire ça.

Jipé note l'adresse, une rue privée du XVIè arrondissement près du lycée Janson de Sailly.

Ensuite, les deux collègues se rendent à la Sorbonne non sans avoir prévenu de leur arrivée le directeur des ressources humaines, qui les reçoit immédiatement.

- Comment puis-je vous aider messieurs ?
- Nous sommes au regret de vous annoncer de décès d'Ernest Beaucent qui, je crois, enseignait ici.
- Mon Dieu mais c'est terrible !
- Est-ce que vous savez si Monsieur Beaucent avait eu un comportement anormal ces derniers temps ?
- Il faudrait que vous parliez à des collègues qui le fréquentaient plus souvent que moi. Tout ce que je peux vous dire c'est qu'il a pris un congé exceptionnel jeudi de la semaine dernière, il y a 6 jours donc. Il ne m'en a pas indiqué la raison.
- Une journée ?
- Une journée oui. Heureusement, il enseigne en maîtrise si bien que la réaffectation de ses cours n'a pas été trop compliquée.
- Qui tient le poste de littérature médiévale ici ?
- Il s'agit d'Anne Gevalt. Souhaiteriez vous la rencontrer ?
- Absolument, ainsi que tous les élèves dont il était directeur de thèse.
- J'organise ça immédiatement.

Quelques minutes plus tard, Damien et Jipé toquent à la porte du bureau d'Anne Gevalt, professeur de littérature médiévale comparée.

- Entrez !
- Bonjour madame. Je suis le capitaine Marchand et voici le Lieutenant Frossard, de la DSPJ. Nous sommes au regret de vous apprendre le décès dans la nuit du professeur Beaucent.
- Mon Dieu ! Mais comment est-il mort ?
- Nous ne pouvons pas vous communiquer de détails pour le moment en raison de l'enquête de police en cours. Nous aurions quelques questions à vous poser. Malheureusement, je ne pourrais pas forcément vous donner des éléments de contexte par rapport à ces questions.
- Euh, bien sûr, allez-y...
- Est-ce que le comportement du professeur Beaucent vous a semblé anormal ces derniers temps ?

Elle réfléchit.

- Je ne dirais pas anormal, mais il était un peu plus distant, comme si quelque chose le préoccupait. Mais même si nous nous appréciions, nous ne connaissions pas très bien en dehors du travail, et Ernest était, disons, discret sur sa vie privée.
- Reclus ?
- Je n'irais sans doute pas jusque là, mais disons que ce n'était pas le genre d'homme qu'on invite au cinéma pour passer une soirée culturelle ensemble.
- Avez vous entendu parler du Festin d'Ysengrin ?

Le professeur Gevalt a l'air très surprise de la question, puis émet un petit rire.

- Evidemment ! Je ne travaille pas dans un domaine ou les polémiques sont légion, alors vous pensez bien que quand on en voit une passer, on s'y intéresse de près. J'ai d'ailleurs publié il y a quelques mois un article expliquant pourquoi on peut douter de l'authenticité de ce texte sans pour autant mettre en cause les collègues qui en défendent la véracité.
- Pourquoi pensez-vous qu'il n'est pas authentique ? demande Damien.
- Je vous fais la version accélérée : certaines tournures semblent dater de périodes ultérieures aux contes que nous connaissons sous le nom de Canon de Saint-Cloud. Le conte lui même n'est mentionné nulle part sauf dans les rares sources du XVIè siècle à partir desquelles il aurait été reconstruit. Que s'est il passé entre le XIè dont il est apparemment issu et le XVIè ? Bref, il se peut qu'il y a une légende authentique derrière qui a donné lieu au conte, mais son écriture me semble peu convaincante.
- Qui sont le ou les professeurs qui défendent son authenticité ?
- Et bien principalement le professeur Montagne.
- Ou est-ce que ce monsieur ou cette dame enseigne ?
- A l'Université de Rouen.

Damien et Jipé se regardent.

Plus tard, ils rencontrent plusieurs étudiants ayant travaillé de près avec Beaucent, mais aucun d'entre eux n'a grand chose de pertinent à leur apprendre.

Philippe, pendant ce temps, se rend à l'état civil. Il prend son temps pour remplir les formulaires de requêtes, chérissant visiblement ces moments où il n'y a que lui, son stylo et le formulaire. Le préposé aux archives le félicite d'ailleurs sur le fait d'avoir suivi la procédure.

- C'est pas fréquent...

Avec l'aide de l'archiviste, il parvient facilement à retrouver la copie de la fiche d'état civil d'Ernest Beaucent, né le 12 Mars 1965 à Dhuizon en Sologne. Il remarque immédiatement quelque chose d'étrange sur la fiche : le père et la mère de Beaucent sont marqués décédés à la même date. Il est précisé que la mère est morte en couches. Il demande donc à l'archiviste la fiche du père, Ambroise Beaucent, né le 14 Août 1907. Sur cette fiche, il constate que le grand-père d'Ernest Beaucent, Eloi, est également décédé le 14 Août 1907. Et que sa grand-mère est également morte en couches. Les archives ne remontent pas plus loin.

Le soir venu, tous les trois se rendent chez Jules-Etienne Brichemer, dans un hôtel particulier très cossu. L'homme vêtu d'un pantalon en velours cotelé et d'une veste en tweed est grand, élancé, le visage anguleux.

- Vous vouliez me parler de mon ami Beaucent.
- Vous l'avez vu récemment ? lance Jipé.
- Nous ne nous voyons pas fréquemment. De loin en loin, disons. Mais c'est quelqu'un qui m'est cher. J'espère qu'il n'a pas d'ennuis.
- Je suis au regret de vous annoncer qu'il est décédé, dans des circonstances assez horribles.
- C'est affreux...

La mine grave, Brichemer se verse un verre de whisky et en propose aux officiers, qui acceptent.

- Normalement, nous ne dévoilerions pas les circonstances du décès lors d'un interrogatoire de routine, et j'insiste sur le fait que nous ne vous considérons pas comme suspect pour le moment, mais dans la mesure où lui et vous partagiez comment dire, une nature un peu particulière...
- Ah, je vois ce que vous voulez dire. Vous êtes de la Brigade ?
- Voilà. Ca ne s'appelle plus comme ça depuis un moment, mais en effet, nous en sommes.
- Et donc ?
- Beaucent a été à moitié dévoré par ce qui ressemble (superficiellement pour le moment) à un loup gigantesque. A son domicile, en plein Paris, en pleine nuit.
- Quelle horreur...
- Votre nom apparait dans un poème qu'il étudiait qui s'appelle le Festin d'Ysengrin. Et également dans son calepin. C'est pourquoi nous sommes ici.
- Ysengrin ? C'est lui que vous soupçonnez ? Mais Ysengrin a disparu...
- Nous ne soupçonnons personne pour le moment. Il y a deux loups qui sont nommés dans le Poème, Ysengrin et Hersent. Ce sont des pistes. Qu'est-ce que vous pouvez me dire sur Ysengrin ?
- Pas grand chose de précis. J'ai vécu... longtemps. Je ne sais pas exactement combien de temps, mais... Au bout de quelques siècles, votre mémoire vous joue des tours. Vous commencez à oublier des choses. D'autres restent présentes, je ne saurais vous dire pourquoi. Si vous me demandez la dernière fois que j'ai vu Ysengrin, je suis incapable de vous répondre, je n'en ai pas le moindre souvenir. Mais sans pouvoir vous l'expliquer, je peux affirmer qu'il a disparu. Il y a longtemps.
- Et Hersent ?
- Je ne connais son existence que par le Roman de Renart. Je ne crois pas l'avoir rencontrée, ou en tous cas pas depuis des siècles et je ne m'en rappelle pas.
- Les autres noms cités dans le poème ? Bruin, Blanche, Goupil ?
- Bruin, était un être peu raffiné. Vulgaire, pour tout dire. Je n'appréciais pas sa compagnie autant qu'il m'en souvienne, et je ne l'ai jamais cherchée. Goupil, j'ai peut-être entendu parler de quelques arnaques qu'il avait montées. On racontait il y a une centaine d'années que Leblanc s'en était inspiré pour son Arsène Lupin. Mais je ne me souviens pas non plus l'avoir vu dans la champ de ma mémoire. Enfin, Blanche, je l'ai rencontrée je crois un peu avant la guerre de 40. Elle chantait fort bien. Nous sommes restés en contact de loin en loin. Elle habite en Suisse. J'ai un numéro de téléphone, mais nous ne nous sommes pas parlés depuis des années. Mon majordome vous donnera ses coordonnées.
- Une dernière question, dit Philippe. J'espère que c'est pas indiscret. Vous êtes... immortel, ou vous vous réincarnez ?
- Immortel c'est visiblement le mauvais terme vu ce que vous venez de m'apprendre, mais disons plutôt que nous ne vieillissons pas.
- Parce que dans l'état civil de Beaucent, il y a des actes étranges, des parents morts le jour de sa naissance, etc.
- Jusqu'à la fin du XIXè siècle, nous pouvions disparaitre quelques temps, et réapparaitre plus tard en nous faisant passer pour cousins ou lointains héritiers, les gens n'y voyaient que du feu. Mais avec l'état-civil il nous a fallu déployer des stratégies pour que notre existence légale n'attire pas trop l'attention...
- Monsieur Brichemer, reprend Jean-Pierre, nous allons vous laisser, mais nous vous enjoignons à la prudence.
- Vous pensez que je suis en danger ?
- Impossible de dire pour le moment si c'est un acte isolé ou une série. Si c'est ce second cas, vous êtes au moins sur une liste...
- Je le note. Merci de vos avertissements et je suis à votre disposition si je puis vous être d'une aide quelconque.

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