Un Red Wedding qui en dit long

Avertissement: 
Bien que ce  billet ne comporte pas de spoiler à proprement parler, sa lecture pourra minimiser l'impact des scènes concernées à la lecture du Trône de Fer ou au visionnage de Game of Thrones. Je recommande donc à ceux qui auraient l'intention d'apprécier ces œuvres de ne pas lire ce billet.

La scène du Red Wedding (Noces Pourpres en Français, une mauvaise traduction à mon sens) est indéniablement un des pivots narratifs de la série du Trône de Fer de G.R.R. Martin et un "moment" de littérature populaire qui, depuis quelques jours, est devenu un "moment" de télévision.

Une fois n'est pas coutume, au lieu de vous parler d'un bouquin, d'un film ou d'une série, j'ai décidé de parler de comment celui-ci est devenu en quelques heures un phénomène de société et de ce que ça nous dit peut-être des attentes que nous avons à l'égard des divertissements que nous consommons.

Dans un premier temps, comme tout le monde, j'ai suivi avec l'amusement de celui qui sait les compilations de réactions, filmées ou écrites, de spectateurs de la série télé Game of Thrones de HBO. Le plus intéressant d'ailleurs est de constater que de nombreux fans des bouquins - qui savaient à quoi s'attendre dans cet épisode désormais inoubliable "The Rains of Castamere" - ont filmé à leur insu leurs proches pour guetter ces réactions. Je n'ai pas vu l'épisode (la série m'a rapidement lassé dès les tous premiers épisodes de la première saison) mais il faut croire que la scène que tous les lecteurs connaissent depuis des années sous le nom de Red Wedding a été bien amenée, à voir les réactions filmées.

Parmi celles-ci, j'aime tout particulièrement vers la fin (5:22) celle du jeune homme qui se retourne vers celui qui le filme en disant "Did you guys know about this?" ("Vous saviez, les gars?") Si on regarde attentivement les réactions, on voit d'ailleurs que lorsqu'il y a un groupe de gens sur un canapé, souvent un ou deux sont impassibles, avec peut-être le demi-sourire de ceux qui s'y attendent, alors que les autres sont horrifiés. C'est un peu la revanche des geeks, alors qu'une fiction qui, malgré son succès en librairie reste confidentielle devient tout à coup mainstream grâce à HBO.

Au-delà de ça ce qui m'intéresse surtout ce sont la violence des réactions de fans de la série illustrées par un compte twitter Red Wedding Tears qui reprend les réactions les plus outrancières. Certaines sont, il me semble, symptomatiques d'une attente intéressante par rapport à la fiction que nous lisons ou regardons:


L'impression combinée de ces réactions filmées et écrites, c'est qu'il n'est pas acceptable dans une oeuvre de fiction de faire ça à ses personnages. Ça en dit long sur nos attentes par rapport à la construction du héros dans le divertissement populaire: son destin est forcément héroïque, et même s'il lui arrive des misères, sa destinée n'en est pas moins manifeste. Pas chez Martin, de toute évidence.

Finalement, ce qui ressort d'une lecture superficielle de ces réactions, c'est qu'au delà du choc émotionnel de la scène (que ceux qui ont lu les bouquins peuvent certainement comprendre) les spectateurs de la série sont désemparés, à un épisode de la fin de la saison: d'un coup d'un seul, ils ne savent plus du tout où va l'histoire. Le tweet suivant est assez symptomatique de cette réaction secondaire:
Inconcevable que l'insolent, instable et insupportable Joffrey l'emporte.

Ces réactions, à mes yeux, illustrent une attente qui est de plus en plus ancrée en nous par rapport aux œuvres de fiction que nous consommons: nous voulons être surpris, mais pas trop. Nous voulons ressentir des émotions, mais pas trop. Nous voulons, finalement, avoir une idée assez claire dès le départ d'où se situe l'arrivée. Le génie de Martin, peut-être, c'est d'avoir écrit dans un genre où ces schémas sont présents peut-être plus que nulle part ailleurs - parce qu'il puise ses racines dans le conte et la mythologie - mais d'avoir complètement déjoué les attentes.

Finalement, G.R.R. Martin est peut-être plus révolutionnaire qu'on ne lui en porte crédit, et A Song of Ice and Fire restera, à mon avis, comme une pierre blanche dans la littérature fantastique au moins pour ça (pour le reste, ça dépendra de la manière dont il parvient à terminer sa série qui traîne un peu en longueur...)

En tous cas, je suis curieux de voir les audiences du prochain épisode de Game of Thrones pour voir si le pari de HBO a porté ses fruits!

(Ce billet a initialement été publié sur www.hu-mu.com le 6 Juin 2013)

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