The Dracula Dossier : Director's Handbook



Ayant eu la chance de découvrir la campagne Dracula Dossier pour Night's Black Agents côté joueur ces dernières semaines (nous avons bouclé la campagne il y a quelques jours à peine) j'avais envie de partager avec vous mon ressenti après avoir lu le (gros) Director's Handbook. Dracula Dossier est par beaucoup d'aspects un OVNI, mais un OVNI fort intéressant qui mérite (à mon avis) de figurer parmi les grandes campagnes de JdR mythiques même si elle est motorisée par un système qui ne me convainc pas.

La campagne est constituée de plusieurs suppléments plus ou moins indispensables à son déroulement. Le coeur du réacteur c'est le gros bouquin (368 pages) intitulé The Dracula Dossier - Director's Handbook. C'est le coeur de la campagne, indispensable pour la maîtriser. Le complément également indispensable (mais que je recommande en PDF plutôt qu'en version papier*) c'est Dracula Unredacted, la version augmentée et annotée du roman de Bram Stoker. La troisième composante, dispensable mais sympathique, c'est The Hawkins Papers, une collection d'aides de jeu à passer aux joueurs. Elle n'apporte rien qui ne soit pas déjà dans le Director's Handbook, mais peut faciliter l'immersion. La gamme est complétée de nombreux recueils de scénarios et autres mini-campagnes que je n'ai pas lus mais qui sont de toute façon périphériques au coeur de la campagne.

Le point de départ de Dracula Dossier est le suivant: Dracula existe, et une branche discrète des services secrets britanniques baptisée EDOM a essayé de le recruter en 1894. George Stoker travaille pour les services secrets, et on demande à son frère romancier (Bram) de mettre ses notes en ordre pour avoir un dossier propre sur l'opération (et son échec). Ensuite, craignant les fuites, EDOM impose à Bram Stoker de publier une version expurgée du dossier sous forme de roman, ce qui permettra de ridiculiser toute personne qui prétendrait que l'opération a réellement eu lieu.

Mais l'histoire de s'arrête pas là. La fin du roman (et du dossier) est soit erronée, soit délibérément trompeuse: Dracula n'est pas mort en 1894. Une nouvelle tentative de le recruter est faite en 1940, avant que la Roumanie ne vire fasciste. Nouvel échec. En 1977 il apparaît de plus que Dracula a un réseau d'informants à Londres et jusqu'au coeur des services secrets britanniques. Une purge a lieu, mais a-t'elle identifié les bons informants ?

Ce qui nous mène à aujourd'hui. Au fil des années, plusieurs générations d'espions ont annoté le dossier après les événements dont ils ont été témoins: l'un en 1940 et l'un en 1977. Après 1977, le dossier est enterré, mais des alertes informatiques sont programmées pour le faire ressortir si certains phénomènes devaient se reproduire. Il réémerge en 2011, et tombe entre les mains d'une espionne du MI5 qui ne fait pas partie d'EDOM. Elle l'analyse, l'annote à son tour, et sentant qu'EDOM est sur ses traces, le fait passer à des personnes extérieures à l'agence, d'anciens espions de sa connaissance: les personnages joueurs.

Il n'y a aucun spoiler plus haut: c'est le point de départ de la campagne. Le génie de cette campagne donc, c'est qu'elle ne comporte aucun scénario écrit: les joueurs disposent du Dracula Dossier, et c'est le point de départ de leurs investigations. La dynamique de jeu est réellement unique par rapport à tout ce que j'ai pu pratiquer de par le passé: il y a des dizaines de points d'entrée possibles à travers le dossier et même si le Metteur en Scène (Director) est encouragé à provoquer des scènes de manière proactive, les joueurs ont réellement l'initiative complète de leur enquête.

Côté joueur, cela nécessite un investissement certain (a minima de lire certaines des annotations et de les traduire en actions) mais c'est aussi incroyablement gratifiant: on est complètement libéré d'un quelconque fil directeur, puisqu'il n'existe pas, mais on ne part pas pour autant dans tous les sens puisque le dossier st le point de départ de toutes les recherches.

Côté MJ on dispose d'outils pour gérer les réponses des différentes factions aux actions des personnages. Le reste de l'épais Director's Handbook est une somme de pistes référencées dans tous les sens pour pouvoir réagir au quart de tour à à peu près toutes les investigations que pourraient vouloir effectuer les joueurs: personnages clés, lieux importants, objets et indices, personnages secondaires, etc.

A vrai dire, on peut avoir le sentiment à la lecture d'avoir beaucoup trop d'éléments en tant que MJ. C'est vrai pour deux raisons essentielles: la première est que la campagne ne décide pas à la place du MJ des tenants et aboutissants: chaque personnage clé, par exemple, est présenté sous trois formes: neutre, travaillant pour EDOM, et travaillant pour Dracula. Au MJ de décider (à l'avance ou sur le pouce) de l'affiliation de chaque personnage au moment où les joueurs le rencontrent. La seconde raison, c'est que le Director's Handbook est au coeur d'une gamme étendue permettant de jouer également les périodes autres que l'époque moderne (1894, 1940 et 1977). Il comporte donc énormément de références ayant très peu de chances d'être pertinentes pour la campagne centrale de Dracula Dossier.

Lors de notre campagne d'ailleurs, les références aux deux époques intermédiaires (1940 et 1977) ont fort peu servi: nous nous sommes focalisés essentiellement sur le texte originel et sur les annotations de 2011 pour arriver à traquer Dracula et à comprendre les agissements d'EDOM. Ce n'est pas gênant pour autant: ça crée un corpus qui s'il ne sert pas directement l'intrigue, aide à suspendre l'incrédulité. Et puis nous aurions pu (si nous l'avions voulu) traquer des survivants de 1977 qui auraient apporté d'autres angles d'informations que ceux que nous avons suivi.

Bref, Dracula Dossier propose une manière différente et franchement excitante de gérer une méga-campagne, en retournant complètement la problématique du dirigisme sans pour autant ne proposer qu'un sandbox: le jeu reste très dirigé, mais ce n'est pas le Metteur en Scène qui donne l'impulsion, elle vient des joueurs. En tant que joueur, j'y a pris un plaisir que je n'avais pas connu depuis longtemps pou un jeu d'enquête, et maintenant que j'ai lu le Director's Handbook, j'adorerais maîtriser la campagne, qui s'avérerait certainement complètement différente de celle que j'ai jouée.

Il y a tout de même quelques bémols, plus ou moins importants:

Le principal souci, c'est Night's Black Agent. Je n'étais pas fan de Gumshoe avant cette campagne, le moins qu'on puisse dire c'est que je le suis encore moins après (heureusement qu'un bon MJ permet de compenser un mauvais système, merci Tom!) C'est sans doute en partie lié à mes attentes en tant que joueur, mais ce système de gestion de jauges est absolument tue l'amour pour ce qui concerne l'immersion et la tension. Les décisions constantes sur l'allocation de ressources, le fait d'être en permanence en train de se projeter dans le coup d'après (est-ce qu'il me restera assez de points pour...) rend l'immersion extrêmement difficile. Quand à la tension, elle est quasiment impossible à rendre puisque soit les jauges sont pleines et on est presque invincible, soit elles sont vides et on est incapable. Il y a certes des manières de rafraichir ses jauges, mais du coup on revient à l'invincible. Bref, je ne doute pas qu'il y a des gens à qui ce système plait bien (sans quoi il n'aurait pas la longévité qu'il a), mais clairement je n'en fais pas partie. Si je devais maîtriser Dracula Dossier, je jetterais sans doute un oeil du côté de Aux Seuils d'Abysses Très Anciens.

Un autre souci, plus mineur, c'est le défaut des qualités de Kenneth Hite, le concepteur du Dracula Dossier: très (trop) souvent, il part en mode Suppressed Transmissions (sa chronique au demeurant excellente des 90s) c'est à dire qu'il rattache au coeur de l'intrigue plein de fils sans rapport issus de l'histoire ou de l'occultisme. Il propose ainsi plein d'options qui me semblent casser la suspension d'incrédulité du Dracula Dossier (Jack l'Eventreur, Lilith, j'en passe et des meilleures...) Evidemment, tout ceci étant optionnel, il n'y a aucune obligation à s'en servir, mais ça alourdit quand même singulièrement la lecture pour le Metteur en Scène.

Dernier point, assez négligeable pour moi, mais qui importera peut-être pour certains: le bouquin est moche. La couverture est déjà médiocre, mais l'intérieur ne rachète pas le tout. Certes, l'essentiel des illustrations sont les portraits des personnages, pas horribles mais pas très inspirés. Le reste est au mieux passable.

Malgré ces défauts, Dracula Dossier reste une campagne de jeu de rôle exceptionnelle, une sorte de méga-campagne des temps modernes, ayant intégré toute l'évolution des styles de jeu des années 2000 pour proposer l'intensité et la longue haleine des classiques de l'Appel de Cthulhu (les Masques, etc.) sans la rigidité structurelle inhérente à ces campagnes. C'est non seulement un tour de force, mais également un vrai plaisir de jeu.

Je la recommande vivement si ce genre d'enquêtes au long-cours vous intéresse. Il faut signaler par contre que la campagne n'existe qu'en Anglais et a fort peu de chances d'être traduite en Français. Comme Dracula Unredacted en constitue une part non négligeable, il vous faudra trouver des joueurs bien à l'aise avec la langue de Shakespeare, sans quoi ils (et vous) risquez de souffrir plus encore que si Dracula s'intéressait réellement à votre cas.

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* Les annotations de la version papier sont écrites trop petit et en encres de couleur si bien que c'en est presque illisible. De plus les joueurs peuvent effectuer des recherches de mots-clés sur le PDF ce qui s'avère vite indispensable.

(Ce billet a été initialement publié sur www.hu-mu.com le 28 Mai 2018)

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