Disparition au Canal Saint-Martin
Ce lundi matin de printemps, 9h30, le Divisionnaire Corbeau, patron de la DSPJ, convoque comme tous les lundis matins ses trois officiers pour le briefing hebdomadaire. Philippe, qui est célibataire, loge dans les locaux, au 13, Passage Vivienne. C'est peu de dire que l'endroit est poussiéreux (ce qui l'oblige à récurer sa chambre tous les matins) mais il est également bien situé et fonctionnel, même si il n'y a pas d'accès à internet, soi-disant pour "préserver les défenses magiques" de l'endroit. Jipé vit avec sa femme Denise dans un pavillon en proche banlieue tandis que Damien vit avec son mari Mamadou dans un petit deux-pièces près de Bastille.
Les dernières semaines ont été plutôt calmes, si bien que Philippe, Jipé et Damien ont pu consacrer leur temps à travailler leur latin et s'entraîner à stabiliser les nouvelles formae qu'ils ont apprises. Mais ils commencent à ronger leur frein, et la bonne nouvelle c'est que deux dossiers viennent d'être référés à la DSPJ. Le premier est un dossier urgent : une jeune fille a été emportée par une vague le long du canal Saint-Martin le matin même à 8h45. Trois témoins l'ont vue tomber à l'eau, poussée par une vague haute comme elle. Elle n'est pas remontée. Un plongeur de la Brigade Fluviale dépêché sur les lieux n'a trouvé aucune trace de la jeune femme sur un kilomètre en amont et en aval du point de chute. Le dossier a tout d'abord été qualifié en accident, mais au vu des témoignages concordants, il a été requalifié en enlèvement et transféré à la DSPJ.
Le second dossier concerne un cadavre. Une femme a été retrouvée morte chez elle, à priori rien de suspicieux. Le Dr. Sissoko, légiste qui travaille fréquemment avec la DSPJ à ses heures perdues a voulu l'utiliser à l’Institut Médico Légal (IML) pour des formations aux autopsies, et lors de l'analyse du cerveau a trouvé des traces évidentes de dégradation thaumaturgique.
Nos trois agents se focalisent sur le premier dossier qui comporte un caractère d'urgence. Ils se rendent immédiatement sur les lieux dans la voiture de Philippe. Rapidement, Jipé perçoit un vestigium à l'endroit où la jeune fille semble avoir été enlevée : une odeur de vase, pas forcément surprenante pour le canal saint-martin, sauf qu'il s'y mêle une odeur de pétrole brûlé. Jipé se concentre et essaye de voir la scène telle qu'elle s'est déroulée quelques heures plus tôt (1). Les images sont floues, mais il parvient à distinguer la jeune fille qui marche le long du canal et la vague qui l'emporte. Ce qu'il le surprend c'est qu'elle n'a pas l'air paniquée. Il lui semble voir un objet jaune qui tombe de son sac au moment où la vague l'emporte vers le Nord du cours du canal. Il décrit cette vision à ses collègues.
Du coup, Philippe essaie de percevoir où pourrait se trouver un objet jaune sous l'eau et identifie un disque d'environ dix centimètres de diamètre au fond du canal près de la berge. Il appelle la brigade fluviale et demande l'intervention d'un plongeur. Comme l'affaire est maintenant signalée comme un enlèvement, l'intervention est jugée prioritaire et on leur garantit qu'un homme-grenouille sera là d'ici une heure. Philippe décrit l'objet et son emplacement au mieux pour lui faciliter le travail.
La clé c'est de trouver l'identité de la jeune femme. Après vérifications sur les commissariats de la ville, il n'y a aucune disparition constatée. Damien suggère qu'elle semble être adolescente et marchait le long du canal à 8h45, elle allait peut-être dans un lycée non loin. Et effectivement, après deux appels infructueux, le Lycée Alphonse Daudet signale l'absence d'une jeune fille qui pourrait correspondre à celle que Jipé a aperçu dans sa vision de l'événement. Ils se rendent au Lycée Alphonse Daudet où ils rencontrent l'assistante sociale qui leur parle de Latifa Benzema, une jeune fille qui a connu de nombreuses absences récemment bien qu'elle maintienne un bon niveau scolaire.
En voyant sa photo, Jipé est raisonnablement convaincu qu'il s'agit bien de la jeune fille emportée par la vague étrange. D'après l'assistante sociale, les parents sont informés des absences de leur fille mais semblent s'en ficher. Elle a même entendu des rumeurs comme quoi elle ne vivrait plus chez ses parents, mais n'a pas pu les confirmer, ni directement auprès de Latifa, ni en parlant à ses meilleures amies. Latifa ne semble pas avoir de petit ami dans le lycée, ou alors c'est très discret.
Les trois agents demandent à parler à ses meilleures amies qui sont convoquées. Anne-Marie est timide et inquiète pour son ami mais ne semble pas vraiment savoir quoi que ce soit sur la situation en cours. Jipé la déstabilise en lui demandant qui sont les meilleures copines de Latifa, mais elle ne leur apprend rien de plus. Chandrya semble à la fois plus proche de Latifa et plus réticente à partager quoi que ce soit avec les policiers. Ils n'ont pas de moyen de pression autre que l'autorité de leur fonction et quittent le lycée convaincus qu'elle sait quelque chose mais sans avoir réussi à le lui faire dire. Tout juste a-t'elle admis que Latifa avait "quelqu'un" dans sa vie.
Entre-temps l'homme-grenouille de la brigade fluviale a remonté l'objet identifié par Philippe, un miroir de poche. A l'intérieur, une photo de Latifa avec un jeune homme, sans doute un peu plus âgé qu'elle, vêtu d'un blouson de cuir, cheveux gominés et avec ce qui semble être une tâche de graisse sur la joue. Le jeune homme semble être un portrait robot de motard, et Damien a une intuition qui s'avère payante : et si lorsque Latifa sèche les cours elle était ensuite déposée au Lycée par son petit copain motard ? Un coup de fil à l'assistante sociale du Lycée Alphonse Daudet confirme que Latifa sèche généralement plutôt des matinées et assiste aux cours l'après-midi, en général une à deux fois par semaine depuis 6 semaines.
Le Lycée accepte de mettre à disposition les vidéos et Philippe dépose dans la demi-heure les réquisitions validées par le procureur en bonne et due forme. Et en consultant les vidéos les trois agents voient que Damien avait visé juste : sur une vidéo datant de la semaine précédente, après une matinée que Latifa a manqué, ils aperçoivent sur la vidéo de façade du lycée une moto qui dépose la jeune fille vers 13h45. Philippe relève le numéro et consulte immédiatement le Service Immatriculation Véhicule (SIV). La moto est immatriculée au nom d'Emmanuel Martin, garagiste, et l'adresse indiquée est celle du garage, Quai de l'Ourcq, le long du bassin de la Villette. L’homme n’a pas d’antécédants judiciaires.
Les trois agents sautent de nouveau dans la voiture de Philippe et foncent vers le Nord de Paris. Alors qu'ils sont en route, ils entendent à la radio qu'un signalement a été fait d'une bande de délinquants maghrébins Quai de l'Ourcq, justement. Ce n'est pas un appel prioritaire, mais Philippe signale qu'ils sont en route et le prennent en charge. Arrivés Quai de l'Ourcq, ils aperçoivent une lourde double porte métallique qui marque l'entrée du garage, fermée. Devant, une vieille Renault est garée, le coffre ouvert. Trois jeune hommes d'origine maghrébine sont devant. L'un d'entre eux tambourine sur la porte d'entrée du garage : "Ouvre, connard, et rend nous notre soeur !". Une réponse fuse par dessus la porte : "Allez vous faire foutre ! Elle veut pas passer une seconde de plus avec ses abrutis de frères !" Les insultes continuent de fuser pendant quelques minutes.
Damien et Philippe restent dans la voiture de Philippe, fenêtre ouverte pour surveiller la situation. Jipé lui fait le tour du pâté de maison pour voir si on peut rentrer dans le garage par l'arrière. Il se hisse sur un mur et aperçoit un terrain vague rempli de carcasses de voitures derrière la bâtiment du garage à proprement parler. Il hésite à entrer par effraction puis décide de faire le tour d'abord pour voir comment les choses évoluent. C'est au moment où un des trois jeunes frères exaspéré se saisit d'une bouteille dans le coffre de sa voiture et y rentre un bout de torchon que Philippe et Damien décident d'intervenir.
Philippe signale l'intervention par radio alors que Damien court vers les trois jeunes hommes, pistolet au point. "Police Judiciaire, lâchez immédiatement ce molotov et levez les bras en l'air !" Les trois jeunes hommes ahuris n'ont rien vu venir. Celui qui tenait la bouteille d'alcool à la main la lâche et elle se brise au sol, puis tous les trois décampent. "Ma bagnole !" crie l'un d'entre-eux aux deux autres, visiblement désemparé. "Ta bagnole c'était une merde ! Cours !" répond un de ses frangins. C'est alors qu'ils arrivent face à Jipé qui était en train de revenir de l'arrière. "Police Judiciaire, on se calme et on s'arrête tout de suite si on ne veut pas se retrouver dans le merde jusqu'au cou !" crie le policier, sans sortir son arme toutefois. Mais les trois hommes décampent, et il se retrouve à courser l'un d'entre eux.
C'est là que l'heure de cardio qu'il fait tout les matins paye ses dividendes : l'un des trois jeunes hommes s'essouffle vite alors que Jipé en est encore à s'échauffer. Il l'attrape par le col, le menotte et l'emmène au commissariat du XIXè voisin. Il prévient Damien et Philippe par radio. Ces derniers s'approchent de la porte du garage, et tapent à leur tour.
- Police Judiciaire, veuillez ouvrir s'il vous plait.
- C'est pourquoi ?
- Nous venons d'assister à l'altercation, nous souhaiterions vous en parler.
La porte s'entrouvre, et Emmanuel Martin apparaît dans l'encadrement. Une légère odeur de vase mâtinée de pétrole brûlé parvient aux narines des deux policiers.
- Monsieur Martin ?
- Oui, c'est moi. J'ai rien fait, c'est ces connards qui me menaçaient.
- Vous êtes seul dans le garage ?
- Ça vous regarde pas !
- Monsieur Martin, les hommes en question parlaient de leur soeur. Est-ce que Latifa Benzema est avec vous ?
- ...
- Monsieur Martin, il y a un enquête pour enlèvement qui pointe vers vous concernant Mlle Benzema. Je vous conseille de ne pas nous dissimuler les choses. Nous avons des raisons de croire qu'elle est ici, et nous préférions ne pas avoir à vous emmener au commissariat dans le cadre de l'enquête.
- Je suis là, dit une voix féminine derrière Martin.
- Mlle Benzema, veuillez vous montrer s'il vous plait.
Latifa apparaît dans l'encadrement de la porte, un peu pâle.
- J'ai pas été enlevée, je suis chez mon amoureux, c'est tout. C'est pas illégal.
- Vous devriez être en cours toutefois...
- Depuis quand les flics s'occupent des ados qui sèchent des cours ?
- Quand il y a suspicion d'enlèvement.
- Mais puisque je vous dis qu'il n'y a pas enlèvement ?
- Vous accepterez de répondre à quelques questions alors ?
- Vous avez un mandat ?
- Vous avez regardé trop de séries TV américaines, Mlle Benzema. Ca ne fonctionne pas comme ça en France. Qui plus est, nous ne sommes pas en train d'opérer une perquisition. Nous souhaitons simplement vous poser quelques questions pour pouvoir classer cette affaire sans suite.
Latifa semble hésiter.
- Bon, allez-y...
- Vous ne vivez plus chez vos parents. Est-ce que vous vivez ici avec Mr Martin ?
- Non, je vis chez une copine.
- Nous avons parlé à Anne-Marie et Chandrya et elles nous ont affirmé ne pas savoir où vous viviez...
- Chez Chandrya..." répond la jeune femme en rigolant. "Je lui ai dit de ne rien dire, mais je ne pensais pas qu'elle arriverait à cacher ça à des flics...
- Pourquoi avez vous quitté le domicile de vos parents ?
- Parce que c'est des gros abrutis. Comme mes gros abrutis de frères...
- Est-ce que vos parents désapprouvent également de votre relation avec Mr. Martin ?"
- Ouais, carrément.
- Et pour quelle raison ?
- Ben, parce qu'il est pas du bled, qu'est-ce vous croyez ?
- Et est-ce que les origines Françaises de Mr. Martin sont la seule raison ?
Là, Latifa hésite et croise furtivement le regard d'Emmanuel...
- Ben oui, pourquoi d'autre ?
Philippe et Damien échangent un regard, et pendant que Damien continue la conversation avec les deux amoureux, Philippe s'éloigne et appelle le Divisionnaire Corbeau.
- Bonjour Divisionnaire. On a retrouvé la petite, elle est partie de son plein gré, et fréquente un praticien qui semble avoir des pouvoirs aquatiques...
- Un praticien, ou une créature du demi-monde ?
- Euh, pour tout dire on ne sait pas vraiment.
- Et vous êtes certains qu'elle est consentante ?
- A peu près, oui.
- Dans ce cas votre affaire est bouclée ?
- Oui, juste une question : est-ce qu'on lui fait comprendre qu'on sait qu'il a des pouvoirs ?
- Il ne vous soupçonne pas ?
- Je ne crois pas, pour lui on est des flics comme les autres.
- Dans ce cas, il est peut-être prudent de maintenir l'ambiguïté. Par contre, comme vous semblez apprécier ces... comment dit-on déjà... banque de données...
- Base de données, divisionnaire.
- Base de données, oui. Bref, à votre retour il serait peut-être temps de créer un tel fichier pour nos besoins internes et d'y inclure cet individu aux pouvoirs aquatiques. Je vous avoue ne pas avoir les compétences pour bâtir un tel outil.
- Bien sûr.
- Et concernant le cadavre de Salif ?
- Nous n'avons pas eu le temps de rendre visite au Professeur Sissoko, nous avons jugé que retrouver la fille était prioritaire.
- Entendu. Mais pas de temps à perdre, alors.
FIN DU PREMIER EPISODE
Notes : (1) Avec les évolutions du système de magie entre la première et la deuxième partie, ce que Jipé a fait là n'est maintenant plus possible. Ce sont les aléas du direct...
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