Les historiens politiques qui se pencheront sur la décennie qui précède l'élection d'Obama trouveront sans aucun doute que – au-delà des lames de fond politiques et démographiques – l'élection d'un président non-blanc était une aspiration, explicite ou non, du peuple Américain. C'est en tous cas ce que les séries télévisées avaient déjà intégré, du président noir de 24 (24h Chrono) à celui, latino, du final de West Wing (A la Maison Blanche).
Mais avant West Wing, avant 24, une autre oeuvre de fiction avait déjà fantasmé un candidat non-blanc à la Maison Blanche: le manga Eagle, de Kaiji Kawaguchi. Eagle raconte l'histoire de l'ascension politique du candidat Kenneth Yamaoka, Américain d'origine japonaise, outsider du ticket démocrate qui gravit contre toute attente les échelons de la primaire démocrate de 1999. Bien que placé dans une Amérique fictionnelle, cette bande dessinée fait plus que des clins d'oeil à l'histoire puisque le président démocrate sortant s'appelle Bill, sa femme Ellery et son vice-président favori de la primaire Al Noah.
Eagle évolue constamment à deux niveaux. Le personnage principal est Takashi Jo, un jeune journaliste japonais élevé par sa mère mais qui n'a jamais connu son père. Il est appelé aux US pour couvrir la campagne sur la demande expresse de Yamaoka et découvre bien vite... qu'il n'est autre que son père disparu. Il a donc entre les mains le secret qui ferait capoter la campagne Yamaoka, mais il est comme subjugué par le charisme et la volonté du candidat et en même temps révulsé par l'ambition et le manque d'émotion à son égard de son père.
On suit donc la grande histoire à travers son regard et la petite histoire à travers ses déboires. On retrouve toutes les composantes romanesques classiques, l'histoire d'amour, l'exploration du passé, la construction de la personnalité à travers celle de ses parents. Mais tout ça est dans un bain inhabituel et superbement documenté sur le monde de la politique américaine.
Il y a deux choses (entre autres) qui rendent Eagle vraiment exceptionnel. D'une part, c'est le fait que l'intrigue relationnelle de fond et l'intrigue politique de façade se rejoignent (forcément) au bout d'un moment et se dénouent d'une manière foncièrement inattendue. D'autre part, le génie de Kawaguchi c'est d'avoir fait de Yamaoka un personnage ambigu. Dans West Wing, Borgen ou d'autres fictions électorales comme Les Hommes de l'Ombre, les personnages principaux, leaders futurs ou présents sont fondamentalement bons. Ils sont confrontés à des choix difficiles, parfois obligés de compromettre leurs principes, mais à aucun moment on ne doute du fait que ce soient des "good guys". Yamaoka est plus trouble. Ses idéaux sont "bons" et il est facile de s'y associer, mais il est prêt à des compromissions pour parvenir au poste de président qui le rendent finalement assez peu sympathique. Il a aussi un comportement vis à vis de son fils qui est pour le moins hautain et détaché.
C'est la force de ce récit qui en évitant les caricatures trop marquées renforce le réalisme et l'immersion. Ça se dévore comme un très bon cru, et la fin est tout sauf décevante tout en restant éminemment plausible (à partir du moment où l'on admet qu'un nippo-américain aurait une chance de concourir sérieusement comme président des Etats-Unis...) Chaudement recommandé.
(Ce billet a initialement été publié sur www.hu-mu.com le 30 Janvier 2013)
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