Cryptomancer

(Ce billet a été initialement publié sur www.hu-mu.com le 3 Novembre 2016)




Souffrant depuis plusieurs mois d'arôlie - un manque prononcé d'activité rôlistique - je me retrouve à acheter et lire des trouzaines de jeu, dans l'espoir (assez vain, il faut le dire) de combler ce trou en forme de d20 dans ma vie.

Lorsque l'on lit plusieurs jeux d'affilée, on est inévitablement frappé par les similarités, en particulier lorsque ce sont tous des variantes de médiéval fantastique. Ce qui caractérise les différents jeux OSR que j'ai lus, par exemple, ce sont des différences de ton et d'approche, mais ni d'univers ni de règles (pour l'essentiel, le diable est dans les détails).

Le moins qu'on puisse dire c'est que Cryptomancer se démarque violemment de tout ce que j'ai pu lire en médiéval fantastique ou presque. Et pourtant les ingrédients sont les mêmes: des humains, des orcs, des nains, des elfes, des gnolls, des dragons, de la magie... Mais la recette est pourtant extrêmement originale et tout à fait surprenante. Je la crois goûtue également, même si le jeu a un côté intimidant que je ne suis pas certain de savoir surmonter pour tenter de la maîtriser (je n'imagine même pas trouver ici quelqu'un qui veuille prendre le siège de MJ et me faire jouer...)

La spécificité de Cryptomancer tient en deux aspects très liés: d'une part c'est un jeu medfan qui vise à émuler un genre contemporain voire futuriste à savoir l'infiltration technologique. D'autre part, le jeu est écrit par un expert en sécurité informatique qui a voulu transcrire ludiquement quelque chose qui ressemble à la vraie cryptographie plutôt que de reposer sur les abstractions mécaniques que proposent généralement les jeux cyberpunk ou futuristes.

Le postulat de départ est donc le suivant: les nains découvrent parfois des cristaux un peu particuliers lors de leurs explorations sous-terraines. Un de ces cristaux, une fois scindé en éclats par l'artisanat nain, permet à ceux qui tiennent ces éclats de communiquer entre eux. Ils tiennent chacun leur éclat à la main, et quelle que soit la distance qui les séparent, ils peuvent échanger des messages. Mais ils "n'entendent" pas ce que disent les autres, ils en comprennent simplement le langage. Ces réseaux d'éclats (shardnets) peuvent donc aisément être abusés par quelqu'un se faisant passer pour quelqu'un d'autre. Et c'est là qu'intervient la cryptomancie qui permet de coder et décoder des messages de différentes manières qui émulent le fonctionnement réel de la cryptographie: clés publiques et privées, mots de passe, etc.

(A noter qu'il y a également une roche météoritique immense que les nains ont pu transformer en un gigantesque réseau d'éclats non transportables. Ce réseau public est accessible depuis de nombreux points d'accès et correspond peu ou prou à notre Internet.)

Le coup de génie du jeu, c'est de traduire les techniques de hacking en sortilèges. Tout le monde peut pratiquer la magie du moment qu'il apprend les sortilèges (ça coûte des points d'expérience) et dépense les points de Mana. Une petite partie des sorts rappelle le genre de choses qu'on trouve dans les autres jeux, mais l'essentiel est dans l'émulation de la cryptographie: on peut masquer son identité, bloquer la communication sur un réseau d'éclats, trouver la localisation physique des porteurs des autres éclats d'un réseau, etc.

Du coup, ça permet l'utilisation des différents concepts du hacking sans mécanique particulière du moment que les concepts sont bien compris. Ceux-ci sont expliqués en détail et de manière très didactique pour ceux qui (comme moi) n'en ont qu'une notion superficielle. En d'autres termes, on peut jouer à Person of Interest chez les Elfes sans s'encombrer d'une lourde mécanique visant à évaluer si un plan marche ou non. Le fonctionnement des actions des personnages liées aux réseaux dépendra uniquement de leurs initiatives et de leurs plans face à une opposition préparée (ou non), pas de jets de dés.

Du coup, Cryptomancer prend une tonalité complètement unique en raison de cet improbable mariage et de sa traduction en termes de système. Mais à mélanger deux genres aussi radicalement différents, est-ce qu'on aboutit pas à quelque chose de tellement improbable qu'on y croit pas une seconde ? A ma grande surprise, ca ne semble pas être le cas. Il y a bien quelques termes directement portés de l'ère moderne qui me dérangent (genre "cryptadmin") et mériteraient d'être un peu plus distanciés pour favoriser l'immersion, mais dans l'ensemble la suspension d'incrédulité me semble tenir le coup du moment que les joueurs comprennent et s'approprient rapidement les concepts.

Et c'est sur cet aspect là que le jeu m'intimide. Centrer une partie sur des concepts que je maîtrise mal avec des joueurs qui ne les maîtrisent pas mieux me semble être une proposition hasardeuse. Ce n'est pas un défaut du jeu en soi (au contraire), sa proposition ludique étant justement d'explorer les énigmes logiques que sont les problèmes de cryptographie et d'intrusion en jeu. Mais pour que ça marche, il faut que le MJ les intègre bien et puisse les expliquer de manière simple aux joueurs.

Pour le reste, Crytomancer est somme toute classique: un univers medfan esquissé, avec des rôles traditionnels mais revus au regard de la "globalisation des communications" qu'il traverse, un système tournant essentiellement autour de compétences avec différentes combinaisons de 5 dés à lancer sur lesquelles ont compte les succès. Rien que du classique à ce niveau là.

Au niveau des reproches, je trouve que le monde manque justement un peu de sel, et en particulier que les "monstres", à l'exception des Dragons, n'ont pas de rôle à jouer dans les particularités de l'univers. C'est regrettable sans être rédhibitoire. L'autre aspect qui me dérange un peu c'est la spirale négative du jeu qui est assumée et même expliquée: en gros, plus les joueurs font des actions visibles, plus ils amassent du risque. Si ce niveau de risque devient trop élevé, il provoque l'intervention d'une faction supra-nationale obscure dont l'objectif est de maintenir le status quo. Et cette faction va tout faire pour les éliminer. C'est brutal et binaire, et sans aucun doute une émulation à la fois du genre cyberpunk et peut-être même de la vision du monde des hackers d'aujourd'hui, mais c'est aussi une proposition difficile à vendre à des joueurs: quoi que vous fassiez, vous allez rapidement finir sanguinolents dans un caniveau ou attachés à une chaise avec l'équivalent magique d'une gégène greffée à vos parties génitales. Je ne dis pas que cette notion de risque n'est pas intéressante, elle l'est, c'est plus la mise en pratique de ses conséquences que je trouve trop simpliste et pas tout à fait bien pensée.

(A noter que l'auteur a publié un supplément gratuit de 48 pages, Code & Dagger qui traite entre autres de ce point particulier. Il se peut donc que ce reproche soit à mitiger, mais je n'ai pas encore eu le temps de lire ce fraichement publié C&D.)

Il n'en reste pas moins que Cryptomancer est un OVNI dans le bon sens du terme: une proposition ludique unique en son genre, un medfan classique profondément déformé par cette proposition ludique et une focalisation sur l'infiltration, l'espionnage et la paranoïa qui est généralement plutôt périphérique dès qu'on parle des nains et de dragons. Je reste intimidé par la bête, mais l'envie de la tester n'en est pas moins là.

Le jeu coûte $10 pour un joli PDF très lisible de plus de 400 pages sur Drivethru. A ce prix là, ça vaut carrément le coup de se plonger dedans; en tous cas, c'est ma recommandation.

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